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Orphée et Eurydice de Nicolas Poussin

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  Vers 1659.Paris, Musée du Louvre.Huile sur toile, 200x124cm.

 

      Evitons d’emblée, la traditionnelle lecture mythologique, approche iconographique dont l’ineptie conservatrice n’est plus à souligner. Identifier tel ou tel personnage pour répéter des histoires connues de tous, c’est réduire la peinture à l’illustration, fut-elle didactique, d’un énième dictionnaire de mythologie. Or, Poussin, vrai peintre classique, ne raconte jamais une histoire mais découvre,  au sens originel du terme,   derrière la brillance de la mythologie,  l’essence du mythe. Chez lui, l’idéal classique ne se satisfait pas non plus d’un paganisme univoque, et les mythes qu’il met en scène, surtout à partir des années 1640, supposent un double prolongement : comme  d’autres de ses compositions de la maturité, Orphée et Eurydice, offre ainsi un développement chrétien du mythe antique, que le paysage, dans son ample développement, entend unifier.

 
      Orphée et Eurydice, ce sont deux tableaux dont la lecture parallèle et simultanée éclaire la conception d’ensemble. En traçant la verticale du mât du navire qui se reflète dans le cours d’eau, Poussin nous invite d’ailleurs explicitement à cette binarité. Parce que  chaque partie renvoie à un état de l’humanité – un âge d’or virgilien à droite, et une déchéance biblique à gauche – le peintre choisit de placer Eurydice sur l’exacte ligne de coupure. Comme la lame d’une épée, cette ligne verticale fixe la tête, l’obligeant ainsi à une pénible torsion . Mouvements  contradictoires qu’il serait vain de réduire à la folle panique qui suit la morsure du serpent : l’infortunée Eurydice correspond à un temps désormais révolu- le passage douloureux de la mort – et sa position centrale la condamne à errer entre les tableaux. La main droite qu’elle tend ainsi désespérément vers le personnage qui lui tourne le dos ne parvient pas à l’effleurer car sa mort l’a déjà précipitée dans une géographie (une dimension comme l’on dirait volontiers au jourd’hui) qui n’appartient plus au monde des vivants. D’où l’impression un peu irritante que procure ce personnage debout, très statique, comme posé isolément parmi les autres acteurs, et dont le rôle, outre celui d’un pivot entre deux parties antagonistes, accuse la transparence d’Eurydice. Transparence visuelle et tactile réflexive de celle qui se résume à un cri, de l’au-delà et de nulle part, seulement entendu par le pêcheur qui se retourne distraitement.

      Ainsi, Poussin, parvenu à la maturité de son art, ne craint pas d’évacuer la figure principale du sujet pour clarifier les mobiles essentiels du propos. Eurydice n’appartient plus au tableau parce qu’elle engage un autre drame qui déborde du cadre étroit de sa destinée. A la vérité, peu de peintres ont montré autant d’épuration dans l’appréhension du sujet.

Fig.1

      Coiffée d’un mont pyramidal, cette partie droite du tableau (fig.1) où s’épanouissent les ramifications d’une végétation abondante, est baignée au premier plan d’une lumière chaude et dorée. A la lisière de la forêt – et de la composition – Orphée, présenté comme un bas-relief antique, absorbe cette lumière au point de se fondre en partie avec l’environnement herbeux. Posées comme des allégories ornementales de bassins, deux jeunes femmes s’abandonnent, charmées, aux sons de la lyre.

       Jardin d’Eden païen, âge d’or virgilien, où l’humanité ne songe qu’à cet otium, cher aux Romains et tant vanté par Sénèque. Ici, tout est loisir, sinon oisiveté, jusqu’à ces baigneurs indolents que l’on aperçoit de l’autre côté du fleuve. 

Fig.2

 

      A l’opposé de cette humanité heureuse, la partie gauche du tableau (fig.2) dont le premier plan minéral s’inscrit dans une large pénombre, est presque désertée par la figure humaine. A la place d’une végétation vigoureuse et luxuriante, voici seulement quelques frêles arbustes. Cette humanité, désormais déchue, semble condamnée au travail pour assurer sa subsistance, à l’image de ces haleurs de l’arrière-plan, ployés en avant et qui peinent à tirer le pesant navire. Orphée devenu Sisyphe, nouvel Adam.
      Faisant écho à cette disgrâce, le château saint-Ange, d’où s’élèvent d’épaisses volutes de fumée qui se mêlent au ciel assombri, témoigne de la rupture d’un monde qui semble avoir perdu son innocence. La cité des hommes et les statues de leurs dieux, désormais soumises aux guerres et aux razzias, se couvrent d’une ombre, comme un manteau sépulcral.

      Avec Orphée et Eurydice, Poussin place la fatalité, inhérente aux mythes grecs, sous le signe de l’incommunicabilité.
 Si les regards se cherchent parfois, personne ne croise celui de l’autre, et chacun semble poursuivre ses propres émotions, isolé dans un monde à part, peuplé de délices ou d’effroi.
 
      Absorbé par les sons mélodieux de sa musique, Orphée lève légèrement la tête. Prête-t-il  seulement attention à  l’auditoire qui l’écoute émerveillé? Perdu dans ses rêves, Orphée ne songe qu’à sa lyre, ou plutôt, ne songe qu’à lui-même. Avec ce Narcisse musicien, Poussin poursuit l’introspection d’un thème majeur de sa production, entamé dès 1630 avec le chef-d’œuvre du Louvre (fig.3).L’homme, épris de lui-même, propension de l’être qui le conduit non seulement à se perdre dans la dilution de son image, mais aussi, à ignorer le malheur qui s’abat sur ses proches. Eurydice peut toujours crier, il n’a d’oreille que pour cette musique qui le flatte à l’extrême.

Fig.3 Echo et Narcisse. Vers 1630, Louvre.

 
      A l’opposé de cette indifférence – le jour de ses noces, précisent les mythographes – voici l’évocation par défaut de son double comme de son contraire, Aristée. Poursuivant son travail d’épuration, Poussin ne juge pas nécessaire de représenter celui dont le harcèlement conduit d’Eurydice à la mort. Aristée, autre visage de Narcisse, habité non plus par la sublimation passive, mais saturé de convoitise, laquelle conduit à  cette démesure que les Grecs nommaient l’hybris.
      Au fil des décennies, on assiste chez Poussin à un double phénomène, proportionnellement inverse : tandis que la figure humaine occupe une place de plus en plus discrète, le paysage sature progressivement l’espace de ses compositions. Evolution qui atteste l’émiettement indubitable d’un classicisme rigoureusement cérébral, dans la mesure où, depuis Diogène  jusqu’aux ultimes Quatre saisons (fig.4), l’humanité finit par épouser une nature grandiose et souveraine pour y trouver, au-delà des mythes les plus sombres, l’harmonie universelle.  

Fig.4 L’été.1660-1664, Louvre.

 

      Et c’est bien ainsi qu’il faut considérer Orphée et Eurydice, drame de la fatalité, de l’incommunicabilité et de l’absence, réparé et transcendé ici par le paysage, puissant vecteur d’unification formelle et signifiante entre deux ensembles antithétiques, et qui accorde au sujet le prolongement cohérent et salutaire d’une lecture qui entend dépasser les vertus du stoïcisme. Parce que toute la réflexion de Poussin repose sur la réconciliation du paganisme et du christianisme, il nous faut donc placer Orphée et Eurydice au cœur d’une interrogation qui procède de la lente maturation d’un peintre, dont l’existence à elle seule (le plus romain des Français) suppose, au delà d’un syncrétisme des principes, une interprétation biblique des mythes fondateurs. A ce titre, la lecture chrétienne d’Orphée et Eurydice répond magistralement à la série des Sacrements, véritable clé de voûte de l’œuvre peint de Poussin.    

Fig.5

 

      Les compositions de Poussin ne répondent pas à des codes qui  induisent un déchiffrage systémique, mais offrent des signes qui s’inscrivent intimement dans la manifestation des éléments naturels. Peinture d’élévation spirituelle, Orphée et Eurydice, énonce dans sa verticalité, la portée signifiante des contraires : à la figure chtonienne d’Eurydice, répond la promesse du ciel éternel. L’âge d’or virgilien, illusion des hommes, n’est pas de ce monde et c’est pourquoi Poussin couvre de sombres nuages ce jardin d’Eden. Mais, à mesure que l’on se déplace vers la partie gauche, celle de la déchéance et de la fin de l’innocence, le ciel, balayé par les vents, s’éclaircit, comme pour effacer la misère des hommes. Misère nécessaire pour engendrer la délivrance et la rédemption du nouvel Adam, Prométhée de cette humanité rachetée, à l’image de ces jeunes arbres, source de vie nouvelle (fig.5).

 

Fig.6

 

      Humanité renaissante, promise à ce pêcheur, à l’apparence naguère insignifiante (fig.6), et pourtant inlassable pêcheur d’âmes, qui nous appréhende du regard pour nous inviter à cette nouvelle alliance, inscrite, à l’arrière-plan (fig.7), dans la pierre trinitaire des arches du pont St-Ange.

 

 Fig.7



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